Onze heures quarante-cinq, mĂ©tro toulousain. « Estacion venenta : Sant Miquèl – Marcel Langer ». Deux femmes montent, je ne les vois pas. Je suis plongĂ©e dans La Supplication de Sveltana Alexievitch et mes pensĂ©es sont restĂ©es entre Paul Sabatier et Creps Onera : j’ai croisĂ© beaucoup de visages familiers ce matin.
L’une me tend un papier, il est signĂ© « TJK-E ». C’est le mouvement des femmes kurdes d’Europe. « Du Kurdistan au Chili, de la Pologne au Soudan, des États-Unis Ă l’Iran, de l’Inde Ă l’Europe et en Turquie, unissons-nous et rĂ©sistons pour mettre fin Ă l’ignorance, Ă l’oppression, aux harcèlements, aux violences sexuelles et sexistes, au fĂ©minicides partout dans le monde ! Jin ! Ziyan ! AzadĂ® ! Les Femmes ! La vie ! La libertĂ© ! »
Je range la feuille et dĂ©taille les deux femmes devant moi. Elles ont des banderoles et distribuent d’autres tracts. Je reconnais les fleurs sur le foulard de l’une d’elles : c’est le symbole des femmes kurdes. L’autre est en train de rouler une cigarette.
« Excusez-moi, il y a une manif ?
Oui, à midi. Et une autre ce soir, à 18 heures. »
Je pivote Ă droite, une femme habillĂ©e en rouge vient de s’adosser Ă cĂ´tĂ© de moi. « J’y vais aussi. Je suis choquĂ©e. Pardonnez-moi de faire une gĂ©nĂ©ralitĂ©, mais les femmes kurdes, quel courage vous avez. Ce qu’il se passe au Rojava, – Rojava, on dit comme ça en kurde aussi ? – Et bien ce qu’il se passe au Rojava, ça me bouleverse. Je viens avec vous. «Â
« Estacion venenta : Palais de justĂcia. Correspondance ligne T ». Je descends avec elles. Je n’ai pas d’impĂ©ratif horaire mais je commence Ă avoir faim. Il est presque midi.
Une cinquantaine de personnes est amassĂ©e devant le Palais de Justice. Une avocate fume sur les marches et Balance ton quoi s’Ă©chappe des enceintes. La foule scande « Justice pour Julie ! Justice pour Julie ! ». Nous commençons Ă marcher.
Puis, nous marquons un arrĂŞt devant le Museum. Irène monte sur une pierre, et comme on le sait, « elle n’arrive pas Ă rĂ©sumer ». Elle nous parle de la GPA (gestation pour autrui) et nous rappelle son Ă©pouvantable caractère. Que les femmes qui y ont recours sont les plus prĂ©caires. Que c’est une marchandisation des enfants et du corps des femmes. Qu’elle rompt le droit Ă l’IVG. Que les contrats stipulent qu’une femme peut mourir en couche pendant l’acte. Et qu’en France, cent femmes par an perdent la vie en accouchant.
Irène est acclamée.
« Maintenant, on va faire une petite chorĂ©graphie. Ça s’appelle Un violador en tu camino. Les paroles sont distribuĂ©es, « non merci, je les connais ». Je joue la carte de la condescendance. « El estado opresor es un macho violador » : quand je l’Ă©coute une fois, je l’ai dans la tĂŞte pendant une semaine. Les filles branchent la sono, le micro grĂ©sille. Quelques unes montent sur des bancs, « on nous verra mieux de loin ». Doigts pointĂ©s vers l’horizon, jambes qui se dandinent, pieds qui frappent le sol : tout le monde se prend au jeu.
Fin de la musique. Une jeune femme prend le micro : « bonjour, je viens vous parler parce que j’ai Ă©tĂ© victime de violences conjugales. » « J’ai fui » s’empresse-t-elle de dire. « J’ai fui mais mon mari n’est toujours pas condamnĂ©. J’ai portĂ© plainte. J’ai peur pour ma fille. » Sa voix est un bizarre mĂ©lange entre Ă©touffement et stridence. Elle semble souffrir. Parler est difficile, surtout lĂ , aujourd’hui, devant une foule. « J’aimerais retrouver une vie normale, mais comment est-ce possible quand ma fille est obligĂ©e de faire face Ă celui qui me battait ? ». Le cercle se rapproche, une femme lui prend la main. « J’ai portĂ© plainte un nombre incalculable de fois, rien n’a Ă©tĂ© fait. Toujours plus de lois, de mots, tout ça pour cacher le problème, pour noyer la rĂ©alitĂ©. » Elle sanglote. « Je n’en peux plus. J’ai peur pour ma fille. » Elle nous regarde et ajoute : « Merci de m’avoir Ă©coutĂ©e. Le numĂ©ro a appeler en cas de violences conjugales est le 3919. »

J’Ă©cris j’Ă©cris j’Ă©cris et quelquefois je prends mĂŞme des photos (surtout avec des gens dessus).