Elles étaient des mères, des sœurs, des filles, des amies… Elles s’appelaient Elisapee Angma (44 ans), Nadège Jolicoeur (40 ans), Myriam Dallaire (28 ans) ou bien encore Kataluk Paningayak-Naluiyuk (43 ans) et figurent parmi les 26 victimes de féminicides recensés au Québec en 2021. Un chiffre qui rappelle le triste record de 2008 avec 27 femmes assassinées cette année-là .

Dès le début de l’année 2021, le Québec a tenu un décompte macabre des femmes assassinées par leur conjoint ou ex-compagnon. Une série noire inquiétante car en moins de quatre mois 10 femmes avaient déjà été assassinées dans la province, suscitant l’indignation. C’est en pleine crise sanitaire qu’une mobilisation contre les violences conjugales a eu lieu en avril dernier à Montréal. Les manifestants ont principalement réclamé la revalorisation du budget d’aide aux victimes avec comme mot d’ordre « C’est assez ! ». D’autres cortèges se sont aussi organisés simultanément dans une vingtaine de municipalités de la province canadienne.
Après une constante diminution depuis les années 1970, 2021 a connu le nombre le plus élevé de féminicides depuis 2008. Habituellement, Québec détient les taux les plus faibles des meurtres de femmes au Canada. En 2020, il est même inférieur au taux national (0,84) [1] avec seulement 8 féminicides recensés, selon le rapport annuel de l’Observatoire Canadien du féminicide. C’était aussi le cas en 2018 et 2019 où respectivement 16 puis 13 femmes avaient été assassinées.

Pour les associations d’aide aux victimes, comme le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violences conjugales, cette « épidémie de féminicides » est liée au confinement. En effet, la soudaineté de celui-ci et son aspect strict ont suscité stress, frustration et colère. Très déstabilisant psychologiquement, il a été un catalyseur de l’accélération des violences, exacerbant les tensions intrafamiliales. Les victimes, sous la coupe de leur bourreau n’ont eu aucune possibilité de communiquer avec les forces de l’ordre et les associations. Par crainte des représailles ou par peur de voir exploser la cellule familiale, certaines victimes sont restées muettes.
Offensive contre les féminicides

En réponse à la vague inédite de féminicides, le gouvernement de François Legault a redoublé d’efforts. Dès mars dernier, un budget de 22,5 millions de dollars sur cinq ans pour la lutte contre les violences conjugales, est annoncé. Cependant, il est vivement critiqué et jugé insuffisant. Un mois plus tard, la vice-première ministre Geneviève Guilbault débloque 223 millions de dollars supplémentaires. C’est un soulagement pour les organismes d’aide aux victimes. L’aide sert notamment à augmenter les services d’accompagnement destinés aux hommes, à créer des équipes spécialisées dans les corps policiers, à accroître la prévention dans les communautés autochtones et à soutenir les maisons de « deuxième étape », qui permettent aux femmes de se reconstruire.
L’investissement dans les Ă©tablissements d’hĂ©bergements a aussi Ă©tĂ© revu Ă la hausse d’environ 90 millions de dollars. En 2019-2020, les 44 structures membres du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violences conjugales ont accueilli quelque 2600 femmes et 2100 enfants. Toutefois, malgrĂ© ces avancĂ©es des problèmes perdurent. L’annĂ©e dernière, le financement des maisons d’hĂ©bergement a connu d’importants retards. En mars 2021, la ministre responsable de la Condition fĂ©minine, Isabelle Charest, avait confirmĂ© que seulement 2 maisons des 17 rĂ©gions administratives du QuĂ©bec avaient reçu l’argent annoncĂ© dans le budget un an plus tĂ´t. Des effets d’annonces qui tardent donc Ă se concrĂ©tiser sur le terrain. De plus, après la mise en place des nouvelles restrictions sanitaires dans la province fin dĂ©cembre (couvre-feu 22h-5h), les demandes de mise Ă l’abri ont explosĂ©. Le manque de places disponibles s’est fait cruellement ressentir. En 2021, l’organisme « SOS violence conjugale », service de première ligne pour les victimes et leurs proches, a reçu en moyenne 112 appels par jour. Depuis le dĂ©but 2022, ils s’élèvent dĂ©sormais Ă 184. Plus largement, la structure estime avoir reçu 7000 appels de plus en 2020-2021 qu’en 2019-2020.
Bracelet anti-rapprochement, une première au Québec
Face à la hausse significative des appels à l’aide et des signalements en matière de violences conjugales, Geneviève Guilbault a annoncé début décembre la généralisation des bracelets électroniques anti-rapprochement (BAR) pour protéger les femmes. Ce dispositif est un outil de surveillance électronique. Au-delà d’un certain périmètre, un signal d’avertissement est émis pour prévenir la femme protégée ainsi que les autorités, tenant ainsi les auteurs de violences à distance de leur victime. Le BAR sera déployé progressivement en 2022 d’abord dans la région de Québec, puis à l’ensemble de la province. C’est la première fois au Québec que ce dispositif est introduit, il marque une nouvelle étape dans la lutte contre les violences conjugales. Cet outil est déjà utilisé dans six pays dont les Etats-Unis et le Royaume-Uni. En France, sa mise en œuvre remonte à septembre 2020 et depuis début 2021 se sont 499 placements sous BAR qui ont été prononcés par les juridictions.
Femmes autochtones : des féminicides à bas bruit

Parmi les 26 victimes au QuĂ©bec, on retrouve des femmes autochtones [2] , des fĂ©minicides Ă bas bruit longtemps ignorĂ©s des mĂ©dias et de la sociĂ©tĂ©. Depuis plusieurs annĂ©es dans le pays, de nombreux meurtres et disparitions de femmes autochtones ont Ă©tĂ© rĂ©pertoriĂ©s mais non rĂ©solus, et la situation ne semble pas s’amĂ©liorer. Le rapport de l’Observatoire canadien du fĂ©minicide dĂ©montre qu’en 2020 plus d’une victime sur cinq Ă©tait autochtone au Canada. Elles reprĂ©sentent en effet 20 % des femmes tuĂ©es cette annĂ©e-lĂ , alors qu’elles ne constituent que 4,3 % de la population du pays (Statistiques Canada). Le manque d’accessibilitĂ© aux services dans les communautĂ©s autochtones est un des facteurs aggravant les cas de violences conjugales, familiales et sexuelles.
Marjolaine Étienne, présidente de l’association Femmes autochtones du Québec (FAQ) en conférence de presse du 16 décembre 2021.
« L’isolement et le confinement des femmes autochtones dans le contexte de la pandémie de la COVID-19 ont fait augmenter le nombre de cas de violence conjugale et de violence sexuelle. »
Face à la surreprésentation des femmes autochtones parmi les victimes, le gouvernement du Québec avait invité les communautés autochtones à déposer des projets pour lutter contre les violences, en août dernier. Fin décembre, le ministre des Affaires autochtones, Ian Lafrenière et Marjolaine Étienne ont officialisé l’investissement de 11,4 millions de dollars. Cette annonce a rassuré la communauté autochtone. L’aide devrait permettre de mobiliser les ressources nécessaires pour lutter efficacement contre les différentes formes de violence.
Un traumatisme intergénérationnel

Les femmes autochtones restent parmi les plus touchées par les violences conjugales, « de par les conditions socio-économiques et la surpopulation des maisons dans les communautés », précise Marjolaine Etienne en conférence de presse. En effet, les femmes autochtones subissent depuis des années, et encore aujourd’hui de nombreux problèmes socio-économiques issus principalement des effets de la colonisation. En imposant leur modèle suivant la doctrine du Terra Nullius (Terre sans maître), les colons européens ont voulu faire disparaître les structures sociales traditionnelles des peuples autochtones. Ils ont ainsi détruit les fonctionnements de cette communauté comme les Conseils des femmes et leur système matrilinéaire qui leur donnait un rôle important. La Loi sur les Indiens de 1876 les a encore désavantagées en les excluant, au profit des hommes autochtones, de la gestion territoriale. L’application de mesures discriminatoires pour leur retirer leurs droits au statut d’Indien a encore diminué leur place dans les communautés. Par exemple, lorsqu’une femme épousait un homme non indien, elle ne conservait pas son statut et devait obligatoirement quitter la communauté.
« Nous n’en pouvons plus d’être victimes, d’être la cible. Nous n’en pouvons plus d’être violées, écrasées, agressées et tuées. Ça suffit, tolérance zéro ! »
Viviane Michel, ancienne présidente de Femmes Autochtones du Québec (FAQ), lors de la mobilisation contre les violences conjugales en avril 2021 à Montréal.
L’assimilation et les maltraitances dans les pensionnats catholiques ont aussi affecté l’état physique, la sexualité et les relations interpersonnelles des populations autochtones. Entre la fin du XIXe siècle et les années 1990, 150 000 enfants autochtones ont été déplacés de force dans plus de 130 pensionnats à travers le pays, coupés de leurs familles et de leur culture pour « tuer l’indien dans le cœur de l’enfant »[3]. Ils y ont subi des mauvais traitements voire des abus sexuels. En 2015, la commission nationale d’enquête de vérité et réconciliation avait qualifié ce système de « génocide culturel », ayant entrainé de profonds traumatismes intergénérationnels. Récemment, plus d’un millier de tombes anonymes ont été retrouvées en mai dernier sur les sites d’anciens pensionnats. De nombreuses recherches sont encore en cours dans tout le pays.
L’enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées de 2019 (FFAD) révèle aussi que les femmes autochtones restent culturellement plus vulnérables. En effet, depuis l’arrivée des Européens, elles ont été sexualisées, stigmatisées et enfermées dans des stéréotypes à l’image de la « squaw », qui comprend une forte connotation sexuelle. Elle est souvent représentée comme stupide, cupide ou alcoolique, s’offrant volontairement aux hommes blancs. Ces clichés ont conduit certaines femmes à accepter la violence comme quelque chose de « normal ». Les disparités socio-économiques, renforcées par le système libéral, marginalisent et rendent encore plus fragiles les femmes autochtones, aux situations de maltraitance et de pauvreté (précarité, prostitution, drogues).

Racisme systémique et laxisme des autorités
Depuis les annĂ©es 1970, les femmes autochtones dĂ©noncent aussi le laxisme des corporations policières et judiciaires concernant les disparitions de femmes et filles autochtones. Dans son livre, SĹ“urs volĂ©es. EnquĂŞte sur un fĂ©minicide au Canada (2014), Emmanuel Walter met en Ă©vidence le racisme systĂ©mique au Canada et la non prise au sĂ©rieux de ces disparitions par les policiers. Elle rĂ©vèle un « angle mort d’un pays prospère » et raconte le silence, l’indiffĂ©rence des mĂ©dias et du reste de la sociĂ©tĂ© canadienne de l’époque concernant la violence Ă l’encontre des femmes et filles autochtones.
En 2020, le décès à l’hôpital de Joliette (Québec) de Joyce Echaquan, par discrimination aux soins ébranle Québec. La mort de la jeune Atikamekw de 37 ans est considérée par les communautés autochtones et Justin Trudeau comme le reflet du racisme systémique au Québec. Mère de sept enfants, elle est admise pour des maux d’estomac et ne sera pas prise au sérieux. Avant sa mort, elle a enregistré un Facebook Live dans lequel on entend distinctement une infirmière tenir des propos racistes et stéréotypes dégradants à son encontre. Elle décédera des suites d’un œdème pulmonaire provoqué par une insuffisance cardiaque.
« T’es juste bonne pour le sexe toi, hein ? Et après on paye pour ça »
une infirmière de l’hôpital de Joliette, extrait du Facebook live de Joyce Echaquan du 28 septembre 2020.

Malgré des progrès dans la lutte contre les violences conjugales, des différences de traitements persistent entre allochtones et autochtones. Le gouvernement de Justin Trudeau a démontré une réelle volonté d’ouvrir un dialogue avec les communautés autochtones du Canada en se saisissant de cette question. Cependant, la route reste encore longue avant que les femmes autochtones retrouvent une place dans leurs communautés et plus largement dans la société canadienne.
MARTHE DOLPHIN
[1] Le taux national est basé sur la population des femmes résidant au Canada en 2020 : 160 victimes en 2020 sur l’ensemble du pays (160/19 119 977 x 100 000 = 0,84).
[2] Les femmes autochtones rassemblent les Premières Nations, les Métisses et les Inuites
[3] Titre du film d’Arte, 2021

Moi c’est Marthe, je suis Ă©tudiante en troisième annĂ©e Ă l’AcadĂ©mie ESJ de Lille en parallèle d’une licence en science politique. Je dĂ©couvre petit Ă petit l’univers de la photographie, notamment en couvrant des manifestations ou bien des Ă©vĂ©nements locaux. Mes sujets de prĂ©dilection sont ceux qui traitent de l’Ă©galitĂ© des droits entre les femmes et les hommes. J’aime aussi les sujets culturels.